Rien n’allait plus.
Non vraiment, depuis quelques semaines, rien ne se passait comme cela devrait.
La cuisine avait toujours été un lieu de réconfort pour elle. C’était là qu’elle avait appris à faire des crêpes. Là qu’elle se réchauffait devant la porte du four tandis que l’odeur du gâteau qui cuisait dedans embaumait la maison. Là qu’elle retrouvait les motifs familiers de son enfance sur les tasses et les assiettes de sa grand-mère.
Mais maintenant, plus rien n’avait de sens.
Ce n’était pas grand-chose au début. Quelques objets n’étaient pas à leur place. Elle avait pensé qu’ils avaient été mal rangés. Même lorsqu’elle avait cherché l’économe pendant trois jours entiers, elle ne s’était pas inquiétée. Elle avait été frustrée quand elle l’avait retrouvé le quatrième jour, à sa place, dans le bon tiroir, mais avait pensé à une blague. Lorsqu’elle avait retrouvé le bidon d’eau de javel à la place de l’huile d’olive, elle s’était mise en colère. Cette mauvaise blague durait depuis trop longtemps et devenait dangereuse !
Mais à côté de ce qu’elle avait devant ses yeux à l’instant, cette histoire d’économe et d’eau de javel n’était plus importante.
En se levant ce matin-là, elle était descendue dans la cuisine, comme à l’accoutumée. Mais ce n’était plus la cuisine bien ordonnée dont elle avait l’habitude. Tout avait changé de place ! Plus aucun meuble, plus aucun placard, plus aucun ustensile ne se trouvait à sa place. Comment cela avait-il pu se produire ? Comment n’avait-elle rien entendu pendant la nuit ? Qui pouvait lui jouer un tour de ce genre ? Et elle ne pouvait en parler à personne, qui la croirait ? Elle ne pouvait tout de même pas aller voir la police pour porter plainte parce que quelqu’un avait dérangé sa cuisine ! Résignée, elle passa la journée à ranger la pièce.
Tout cela en vain, car quand elle se réveilla le lendemain tous les meubles et ustensiles de sa cuisine avaient de nouveau été déplacés.
Furieuse, elle prit la décision que, quoi qu’il arrive, elle allait démasquer le coupable. Cette nuit-là, après avoir de nouveau passé la journée à ranger, elle posta un fauteuil devant la porte de la cuisine et s’y installa. Personne n’allait pouvoir entrer sans qu’elle ne le sache ! Mais le lendemain, lorsqu’elle se réveilla endolorie d’avoir passé la nuit assise, la cuisine avait bougé de nouveau. Pire, tous les ustensiles étaient désormais non plus rangés dans des tiroirs, mais collés aux murs !
Elle se mit à pleurer. Vraiment, rien n’allait plus dans cette cuisine ! Fatiguée, elle rangea de nouveau la pièce. Cette nuit-là, elle ne se plaça pas devant la porte. Elle resta dans la cuisine, les yeux grands ouverts. Elle devait absolument découvrir la vérité.
Durant la première partie de la nuit, rien ne se passa. Mais quand minuit sonna, tout changea. Les portes des meubles s’ouvrirent toutes en même temps. Les ustensiles de cuisine, la vaisselle et les casseroles prirent vie. Des voix s’échappèrent de toutes parts, comme des chuchotis venant de tous les objets. Ébahie, elle restait au centre de la pièce, essayant de suivre des yeux tous les mouvements et de comprendre ce qu’il se passait. Lorsqu’elle tendait l’oreille, elle pouvait entendre quelques mots distincts tels que “liberté”, “injuste”, “rangement”. Lorsque le four se mit à avancer vers le centre de la pièce où elle se trouvait, elle sortit de sa stupeur et cria :
“Mais qu’est-ce qu’il se passe ici ??”
Tous les objets cessèrent de bouger, comme s’ils avaient été surprise par ce soudain éclat de voix. Une minute plus tard, elle se retrouva au milieu d’un cercle de spatules flottant dans les airs. Elle se racla la gorge, releva la tête et reposa sa question plus calmement :
“Excusez-moi, mais qu’est-ce qu’il se passe ? Pourquoi est-ce que tout change de place ?”
Les chuchotis reprirent, vifs et pressés. Elle arrivait à comprendre dans le brouhaha quelques bouts de phrases seulement.
“Place. Place. Bonne place. Mauvaise place. Logique. Libre. Avant. Où on veut. Place. Choix.”
Petit à petit, le brouhaha s’intensifia, les objets autour d’elle semblèrent s’agiter de plus en plus. De peur qu’un couteau ne parte en volant dans sa direction, elle leva les bras en signe d’apaisement.
“Je crois que je comprends. Si je vous laisse vous installer où vous voulez, est-ce que vous pouvez me promettre de rester en place par la suite ? Je ne veux plus avoir à chercher tout ce dont j’ai besoin partout… S’il vous plaît. »
Les objets arrêtèrent leurs chuchotis. Un moment passa, puis, tout doucement, les objets et les meubles s’écartèrent pour lui laisser de la place jusqu’à la porte. Elle avança prudemment. Quand elle passa le pas de la porte, elle entendit derrière elle une voix caverneuse.
“Bien.”
La porte se claqua derrière elle.
Le lendemain, elle retrouva sa cuisine rangée. Pas exactement comme elle l’aurait pensé, mais chaque chose semblait avoir sa place et chaque place, sa chose.
Désormais, elle ne range plus les objets de la cuisine le soir. Elle laisse ses ustensiles décider de leurs places pendant la nuit. Elle n’a jamais vraiment compris comment et quand tous les objets de sa cuisine avaient pris vie. Mais elle ne posa jamais de questions, de peur que les objets ne se mettent à nouveau en colère et que le cauchemar recommence.
Et puis, qui lui disait que le reste de la maison n’avait pas également pris vie et la surveillait ?