Dans la rue

Cela faisait des semaines que le pays entier était confiné chez soi. Le rare ballet des voitures et des ambulances dans la rue cessait presque totalement la nuit. Un silence auparavant inconnu des travées de la capitale habitait les lieux et cela la fascinait. Elle pouvait rester des heures à la fenêtre, profitant de ces instants hors du temps qui lui présentaient ces lieux si familiers sous un nouveau jour.

Cette nuit-là, installée à sa fenêtre, elle observait comme à son habitude la ville se dérouler sous ses yeux. Le peu de bruit que l’on pouvait entendre alors se résumait au chuchotement du vent dans les arbres devant sa fenêtre, ou à une occasionnelle voiture parcourant les rues vides. Le sommeil commençait à peser sur ses épaules et à tirer sur ses paupières, mais elle n’arrivait pas à se détacher du spectacle immobile devant elle.

Un instant, son regard embrumé fut attiré par un mouvement dans la rue. Comme une ombre se déplaçant entre les réverbères. Mais qui pouvait bien se promener en pleine nuit alors que personne ne pouvait sortir ? Elle se frotta les yeux pour voir plus clairement. Pendant un moment elle pensa qu’elle avait rêvé. Puis soudain une nouvelle ombre se déplaça entre deux rais de lumière en remontant la rue.

Une ombre.

Puis une autre.

Puis encore une autre.

Avec chaque ombre venait un bruissement, comme un tissu frottant sur le sol.

La fatigue avait disparu de son corps, remplacée par la curiosité. Ce qui avait semblé n’être qu’une illusion d’optique s’était transformée en une entité prenant corps dans la lumière des néons, puis en plusieurs entités. Elle avait désormais l’impression que sous ses yeux une foule entière d’ombres se déplaçait pour aller ensemble sur la place au bout de la rue. Muée par la curiosité elle enfila un blouson et des baskets et descendit discrètement dans le hall son l’immeuble pour observer le phénomène de plus près.

Vu d’en bas, il était plus difficile de reconnaître les formes qu’elle avait pu suivre depuis les étages, mais en sachant où regarder elle pouvait les détacher des ombres habituelles. L’une  de ces formes passa devant elle et elle put sentir l’air de la nuit se déplacer et le bruissement emplir ses oreilles, mais rien, ni personne, de tangible. Elle tendit la main à travers l’ouverture de la porte. Toujours rien. Elle fit un pas vers la rue.

Une drôle de voix aiguë et enrouée s’éleva derrière elle.

“Je serais vous, je n’irais pas plus loin.”

Elle se retourna et derrière elle dans le hall se tenait une vieille dame.

Petite et maigre, le visage et les mains fripés par les années, la vieille dame se tenait là, vêtue d’une longue robe à l’ancienne couverte de dentelles noires. Elle fixait la femme a l’entrée de l’immeuble de ses yeux noirs et souriait malicieusement.

“Ils pourraient vous emporter vous savez.”

Elle ne se souvenait pas de cette vieille dame parmi ses voisins. Est-ce qu’elle habitait l’immeuble depuis longtemps ?

“Excusez-moi mais de qui parlez-vous ?” demanda t’elle.

Le sourire de la vieille dame s’élargit un peu plus.

“Les vivants ont déserté les rues, alors ils sont un peu perdus, ils prennent plus de place que d’habitude.”

Alors qu’elle regardait la vieille dame avec un air perplexe, cette dernière laissa échapper un petit rire aigu comme celui d’un enfant.

“Les morts prennent de la place pendant leurs balades nocturnes. Il semblerait qu’ils se soient perdus dans cette rue cette nuit. Mais je ne peux pas vous conseiller de les suivre. Après tout, il vous reste du temps devant vous.”

Elle quitta des yeux la dame dans le hall pour regarder de nouveau les ombres dehors. Maintenant qu’elle y pensait, un froid glacial s’emparait doucement de ses os depuis qu’elle avait essayé de les toucher.

“Mais comment savez vous que… » demanda t’elle en se retournant.

La vieille dame avait disparu.

Elle rentra dans le hall pour se rapprocher de l’endroit où la dame mystérieuse se tenait quelques secondes auparavant. La porte de l’immeuble se referma soudain derrière elle. Elle se retourna en sursautant, le regard braqué dehors. Il n’y avait plus rien.

Elle remonta en courant chez elle et s’enferma à double tour avant d’aller se cacher sous sa couette.

Le lendemain, elle essaya de retrouver la vieille dame dans les étages, sans succès.

Le soir, après une longue hésitation, elle se posta de nouveau à sa fenêtre pour regarder la rue dehors. Rien ne se passa. Au bout de quelques heures, elle songea à aller se coucher. 

Lorsqu’elle referma la fenêtre, elle entendit un petit rire aigu et moqueur s’élever dans la rue.

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