Tout avait commencé avec des acouphènes. Les acouphènes ce sont des petits bruits aigus qu’une personne entend dans son oreille, mais personne d’autre, comme des sortes de sifflements fantômes. Ce sifflement léger et constant dans l’oreille droite s’était mis à l’accompagner partout. Les médecins disaient que c’était normal, que ça passerait avec le temps.
Mais ça ne passait pas.
Tous les jours en rentrant du travail, il passait sur ce grand pont sur la Seine. Il aimait bien passer par là et regarder un instant les remous du fleuve lécher les vieilles pierres. Il aimait bien ce pont, qui était si vieux qu’il avait vu passer des millions de gens sur son dos. Il se souvenait que ses acouphènes avaient démarré sur ce pont d’ailleurs.
Depuis quelque temps, il se rendait compte que les bruits fantômes dans ses oreilles devenaient plus forts à chaque fois qu’il passait sur ce pont, mais il se disait que c’était juste parce que c’était la fin de la journée, la fatigue. Mais les bruits changèrent.
Après n’avoir été qu’un long sifflement qui ne cessait jamais, les acouphènes avaient commencé à varier.
“C’est presque comme si quelqu’un communiquait en morse dans mon oreille.” pensait-il.
Ti Taaa Ti.
A toute heure de la journée.
Puis un soir, alors qu’il marchait sur les pavés recouvrant le pont et que le soleil était en train de se coucher au loin, il remarqua un autre changement. Le sifflement devenait mélodieux. Ce n’était plus une suite de petits sons aigus sans queue ni tête, cela avait désormais un rythme. Il y avait comme une petite musique, constamment dans ses oreilles, qui ne le quittait plus. Il retourna voir les médecins, qui prirent un air plus inquiet qu’auparavant et lui donnèrent des médicaments. Il devait aussi faire tout un tas de tests pour comprendre ce qu’il se passait. Dès lors, il lui arrivait même de chantonner ce petit air tout le temps présent dans sa tête, malgré lui. Tatata tata tata tataaaaa.
Les tests des médecins ne servirent à rien. Les médicaments non plus. Les acouphènes continuaient de sonner dans ses oreilles, sans que personne n’en comprenne la raison. Un nouveau soir sur le pont et la musique devenait de plus en plus douce et définie. Il avait presque l’impression d’entendre un instrument. Non, il en était sûr, c’était bien un instrument. Dans ses oreilles et rien que dans les siennes, un air de piano jouait en continu.
Au centre du pont, il s’arrêta. Pourquoi est-ce qu’il entendait du piano ? Pourquoi lui seul ? Est-ce qu’il était en train de devenir fou ? Qu’est-ce qui était en train de lui arriver ? Déboussolé, il tituba légèrement et s’appuya sur la rambarde. En se penchant un peu il pouvait voir le fleuve, les ondulations à sa surface, les vaguelettes au bord des quais. Plus il se penchait vers le fleuve, plus la musique devenait forte, même si personne, aucun des passants ou des touristes qui l’entouraient ne semblaient l’entendre. Les yeux rivés sur les remous de l’eau, il ne savait plus depuis combien de temps il était resté là. L’air de piano était devenu une chanson et la voix délicate qui avait débuté en fredonnant masquait désormais tous les autres bruits alentours, comme un air d’opéra chanté à plein poumon et dirigé uniquement vers lui. Il n’arrivait plus à penser à autre chose que les ondulations de la Seine sous ses yeux, il était hypnotisé par ces mouvements.
Soudain, un visage apparut dans l’eau. Ce visage fut suivi d’un buste de femme et de deux bras, tendus vers lui. Il se pencha encore un peu et tendit à son tour une main vers la femme qui sortait de l’eau. C’était cette femme qui chantait depuis le début, juste pour lui, il en était sûr. Il attrapa la main tendue vers lui, captivé par le chant.
Tout alla alors très vite. Au moment où sa main toucha celle de la femme dans l’eau, le visage de cette dernière se déforma soudainement en un sourire cruel, orné de dizaines de dents très pointues et très fines. Elle agrippa le bras de l’homme et le tira vers elle pour le faire tomber dans le fleuve. Plongé dans l’eau sombre, il put enfin détailler entièrement la créature qui l’avait attiré la. De longs cheveux verdâtres comme des algues et de la mousse, une bouche déformée remplie de dents qui pourraient déchirer n’importe quoi et, à la place des jambes, une longue queue de poisson, recouverte d’écailles brunes et grises. Il comprit alors ce qu’il avait entendu chanter et ce qui causait ces sons depuis des semaines : il avait été pris pour cible par une sirène et était tombé dans son piège.
Il se débattit, mais la sirène était trop forte. Elle était loin des créatures de contes de fées, délicates et fines, s’échapper de son emprise était presque impossible. Heureusement pour lui, en relevant la tête il aperçut une branche qui flottait à quelques centimètres de lui. Il empoigna le bout de bois et, de toutes ses forces, frappa la tête de la sirène avec. La femme-poisson recula à cause de la douleur mais ne lâcha pas sa prise. Il recommença une deuxième fois, une troisième fois. Il fallait qu’il arrive à se dégager au plus vite, il commençait à manquer d’air ! La sirène le tenait encore mais elle avait cessé de l’emporter vers le fond. Il frappa une quatrième fois, le plus fort possible. La sirène relâcha sa prise, ce qui lui permit de se libérer en lançant un grand coup de pied.
Il nagea le plus vite possible vers la surface et sortit de l’eau en s’accrochant aux pierres le long des quais. Lorsqu’il se retourna pour vérifier si la sirène le poursuivait, elle avait disparu et l’eau de la Seine était calme comme si tout n’avait été qu’un rêve.
Il rentra chez lui en courant, encore sous le choc de tout ce qu’il venait de se passer. Des sirènes à Paris ! Dans la Seine ! Personne n’allait le croire ! Il ne pouvait pas rester là !
Ce jour-là, il prit la décision de quitter la capitale.
Ce jour-là, les acouphènes cessèrent, pour ne plus jamais réapparaître.